Depuis des décennies, chaque 8 mars est l’occasion de dénoncer et de mettre en exergue les violences et les inégalités subies par les femmes en raison de leur genre. La Journée internationale des droits des femmes permet de comprendre que malgré les avancées importantes de ces dernières années, les femmes subissent encore la domination masculine et la violence patriarcale au niveau économique, social et politique.
A cette occasion, j’ai choisi d’un parler d’un sujet essentiel dans le combat féministe: la sororité. Je considère la sororité comme étant la base du féminisme. Selon moi, la solidarité entre les femmes est intrinsèque au combat féministe. Elle est importante pour permettre la libération et l’autodétermination de toutes les femmes. C’est un outil politique important dans la lutte contre le patriarcat car ce dernier se nourrit de la division des femmes. Le système partiarcal a pu prospérer et se maintenir pendant durant des siècles en opposant les femmes les unes aux autres.
De plus, on ne peut lutter pour les droits des femmes en excluant des catégories de femmes. On ne peut ignorer les oppressions et les discriminations vécues par d’autres femmes au motif que celles-ci ne nous concernent pas. D’ailleurs, Audre Lorde, féministe afroaméricaine, dit ces mots très jutes: “I’m not free while any woman is unfree when her shackles are very different from my own.” Ces mots résument parfaitement ma vision du féminisme et de la sororité et c’est pour cela que je l’ai choisi comme le titre de cet article. Il est important d’être solidaire des luttes de TOUTES les femmes sans aucune considération idéologique ou préjugé. Malheureusement, force est de constater que cette vision de la sororité reste théorique. La solidarité entre femmes est souvent brandie comme un principe mais dans les faits on constate que la réalité est toute autre et que les femmes non blanches subissent cette sororité à géométrie variable.
Les discriminations et les oppressions spécifiques vécues par les femmes non blanches ont été longtemps minorisées et ignorées dans les mouvements féministes blancs. Cette situation perdure aujourd’hui où les femmes non blanches voient leurs expériences et vécus relégués au second plan. Les mouvements féministes blancs ont failli à être inclusifs et à prendre en considération la double oppression de race et de genre subie par ces femmes.
A titre d’exemple, le féminicide et les disparitions des femmes autochtones du Canada. Il faut savoir que les femmes autochtones représentent 4% de la population canadienne mais elles étaient 23% des femmes assassinées dans le pays en 2012. Entre 1980 et 2012, 1181 femmes ont été assassinées et 64 ont été portées disparues. Ce vrai drame fut longtemps ignoré par les autorités gouvernementales et par les mouvements féministes. Il aura fallu attendre 2015 pour que le premier ministre Justin Trudeau décide de faire cette tragédie un cause nationale en créant une commission d’enquête.
Les femmes autochtones du Canada ont dû se battre seules pendant des décennies pour faire entendre leurs voix, pour sortir de l’invisbilisation et pour démontrer que leurs vies comptent également. Elles n’ont pu bénéficier du soutien des mouvements féministes mainstream que très récemment. Il aura fallu des mobilisations importantes de ces femmes pour que leurs sorts puissent susciter l’intérêt des autorités de l’opinion publique. Pendant ce temps, combien de vies ont été sacrifiées? Combien de destins sacrifiés tandis que ces femmes criaient à l’aide et que leurs voix étaient inaudibles? Quand on connaît la position socio-économique et les discriminations subies par les populations autochtones dans la société canadienne, ce n’est pas étonnant. Cette communauté est celle où les taux de chômage, de suicide, d’alcoolisme et de mortalité sont supérieurs à la moyenne nationale. Dans ce contexte, les femmes autochtones subissent une double oppression qui les fragilisent dans leur vie quotidienne.
Il y a également le mouvement #metoo, survenu après l’affaire Weinstein. Le hasthag est devenu viral après les révélations d’agressions sexuelles subies par des actrices célèbres. Rose McGowan et Alyssa Milano ont été présentées comme étant les figures de ce mouvement. Pourtant c’est une femme noire, Tarana Burke, survivante d’une agression sexuelle, qui a créé ce mouvement en 2007 pour permettre aux victimes d’abus sexuels de libérer leur parole. Il aura fallu attendre plusieurs jours avant que le nom de Tarana Burke soit découvert et que les médias et le grand public soient informés de son histoire et de sa contribution au mouvement #metoo. Ceci n’est pas anodin et cela reflète l’invisibilisation des femmes noires dans les luttes féministes et l’appropriation de leur travail. Le mouvement #metoo créé par une femme noire a été récupéré par le féminisme mainstream pour porter des revendications qui ne prennent pas en considération l’enchevêtrement entre race et genre. C’est la critique de nombreuses féministes noires qui considéraient que le mouvement #metoo faisait l’impasse sur les violences subies par les femmes non blanches.
Je pourrais citer d’autres exemples tels que le port du foulard qui hystérise une partie des féministes blanches qui peinent à comprendre la liberté de choix des femmes musulmanes ou encore les 53% des femmes blanches américaines qui ont voté pour Trump en comparaison aux 94% des femmes noires qui l’ont fait. Effectivement, ces exemples illustrent une dichotomie entre les discours féministes prônant la solidarité entre femmes et la réalité. Ils démontrent que les rapports de domination qui existent dans le mouvement féministe dont les femmes non blanches sont victimes. Victimes d’oppressions croisées, les femmes non blanches voient leurs expériences ignorées et leurs contributions appropriées et vidées de leur sens. Dans ces cas, la sororité demeure une utopie, une chimère qui a pour conséquence de contribuer à la division des femmes. Pour y remédier, les féministes blanches doivent procéder à une reconnaissance de leurs privilèges pour mieux comprendre le sort des femmes non blanches qui subissent des oppressions qu’elles ne connaîtront jamais.
A ce sujet, l’actrice Viola Davis s’est exprimée récemment dans une interview en disant : « I think Caucasian women have to stand in solidarity with us, and they have to understand we are not in the same boat. » Son propos est plein de sens car il exprime la nécessité pour les femmes blanches de se tenir aux côtés des femmes noires et de comprendre qu’elles ne peuvent faire de leurs expériences, une expérience commune partagée par toutes les femmes. Ce n’est que de cette manière qu’elles pourront se montrer solidaires des femmes non blanches dans leurs luttes spécifiques. A l’image de l’actrice Jessica Chastain qui lorsqu’elle a constaté que sa costar Octavia Spencer gagnait beaucoup moins pour elle pour le film dans lequel elles doivent jouer, s’est alliée à elle pour négocier un salaire raisonnable. Elles finiront par obtenir pour Octavia Spencer un salaire cinq fois supérieur à celui proposé au départ. En utilisant son privilège, Jessica Chastain a permis de faire changer les choses pour sa collègue et elle a surtout prouvé que la solidarité entre femmes n’est pas juste une utopie mais qu’elle peut être réelle et produire des changements significatifs.
Même s’il est important de dénoncer les rapports de domination et le racisme dans les mouvements féministes blancs à l’égard des femmes non blanches, je pense qu’il faut également mettre en exergue ces inégalités qui existent également entre les femmes non blanches. Bien que nous partagions des expériences similaires, à l’enchevêtrement de multiples oppressions, on ne peut nier que la reproduction d’oppressions existe également entre féministes non blanches.
L’invisibilité des femmes noires musulmanes dans les groupes féministes musulmans est un exemple de cet état de fait. Pourtant, elles sont nombreuses à subir le racisme, le sexisme et l’islamophobie. Leurs expériences particulières sont peu abordées dans le féminisme musulman et l’idée que des femmes musulmanes noires puissent être considérée musulmanes est incongrue pour certains. Tout cela n’est pas anodin et illustre des problématiques plus larges qui sont l’insvisbilisation des Noirs dans les problématiques liés à l’Islam et la négrophobie dans les communautés arabo-musulmanes. En effet, cette négrophobie trouve son origine dans la traite arabo-musulmane qui dura treize siècles et qui fit des millions de victimes sur le continent africain. Cette histoire peu connue laissa néanmoins de nombreuses traces tels que le racisme anti-Noirs dans le monde arabo-mususlman comme les images d’un marché aux esclaves en Libye dévoilés en fin 2017 l’ont démontré de manière brutale. Cette histoire douloureuse est importante pour comprendre aujourd’hui la question de la représentation des femmes noires dans les groupes féministes musulmans. D’aucuns pensent que parler de la traite négrière arabo-musulmane et de la négrophobie va à l’encontre de la convergence des luttes et fait le jeu des Occidentaux qui ont intérêt à voir les opprimées se diviser. Je m’oppose à cette manière de voir les choses car cela participe à garder le silence sur un pan important de notre histoire commune, Noirs et Arabes, et surtout ça contribue à passer sous silence les oppressions subies au nom d’une soi-disant solidarité de luttes. Je dis « soi-disant » car j’ai la conviction qu’on ne peut pas lutter ensemble, œuvrer ensemble sans avoir fait face ensemble aux blessures du passé , sans qu’un devoir de mémoire n’ai été fait. Il faut aussi reconnaître les rapports de domination, la négrophobie structurelle et systémique dans le monde arabe et surtout reconnaître les discriminations qui persistent. Ce n’est pas faire le jeu des Occidentaux de dire cela. En tant que femme noire, je dénoncerais la négrophobie d’où qu’elle vienne même si elle est émane de mes coreligionnaires. En tant que femme noire musulmane, je défendrais toujours ma foi mais également ma couleur de peau et mon origine ethnique à tout prix. je refuse de me taire pour ménager la susceptibilité ou la fragilité de certains. Je ne peux imaginer faire de concession à ce sujet au motif que cela créerait la division d’une union qui n’a jamais réellement existé. Pour en savoir plus sur l’histoire de la traite négrière arabo-mussulmane, je vous recommande de lire l’excellent ouvrage de Tidiane N’diaye intitulé « Le génocide voilé ». Je le lis actuellement et je constate l’importance que ce pan de l’Histoire soit connu de tous.
Je pense que le féminisme musulman est nécessaire, particulièrement dans un contexte où les femmes musulmanes font l’objet de tant de fantasmes et qu’on on tente de confisquer la parole. Je suis solidaire en tant que musulmane et surtout en tant que femme. Cependant, ma solidarité ne m’exonère pas de porter une critique juste et constructive qui a pour but de l’inclusion de TOUTES les femmes. En tant que femmes non blanches, nous devons être vigilantes à ne pas reproduire les discriminations dont nous sommes victimes. Nous devons également avoir la même exigence d’inclusion, de décentrement et de reconnaissance de privilèges et de rapports de domination que nous exigeons des femmes blanches. Nous ne pouvons nous permettre d’être des victimes et des bourreaux. Nous devons incarner nos revendications et être en accord avec nos principes.
Enfin, nous femmes noires n’échappons non plus à la division. . Il est légitime et normal de dénoncer les discriminations et l’invisibilisation que nous subissons de la part des femmes blanches et non-blanches mais nous devons aussi être capables d’appliquer entre nous la sororité que nous réclamons des autres femmes. Comme dans d’autres mouvements de femmes, il existe des divisions entre femmes noires au sein de mouvements afroféministes. Qu’il y ait des divergences idéologiques, c’est normal car nous sommes diverses et multiples. Cette diversité et multiplicité de nos expériences démontrent que contrairement à ce beaucoup de personnes pensent, il n’y a pas de femme noire universelle. La « femme noire » n’existe pas. Pour cela, il est tout à fait nécessaire qu’il y ait des collectifs afroféministes avec des orientations différentes qui puissent refléter la pluralité des expériences des femmes noires. Néanmoins, ces particularités ne peuvent nous abstenir d’être sorores les unes envers les autres. Malheureusement, j’ai constaté à de trop nombreuses reprises notamment sur les réseaux sociaux que cela n’était absolument pas le cas.C’est grave et regrettable car nous femmes noires nous savons plus que quiconque ce qu’est la marginalisation. Nous l’avons subi et nous la faisons subir à certaines des nôtres. C’est en complète contradiction avec les enjeux de l’afroféminisme qui inclut toutes les femmes noires dans leur diversité.Comme je l’ai dit à plusieurs reprises dans cet article, la solidarité entre femmes est primordiale pour lutter contre le patriarcat, encore plus lorsque nous partageons des expériences de vie similaires. Même si nous avons des trajectoires différentes, nos expériences de femmes noires présentent des similitudes, c’est ce que la féministe afroaméricaine Patricia Hill Collins appelle « le point de vue situé collectif des femmes noires ». Ce point de vue se caractérise par la reconnaissance de l’hétérogénéité des vécus des femmes noires tout en prenant en compte une similarité des certaines expériences. En tant que femmes noires, nous ne devons en aucun cas reproduire les divisons dont nous sommes victimes ni à l’agrd des autres femmes et pas non plus entre nous-mêmes. En plus d’être contreproductif, cela ne fera que renforcer les oppressions que nous subissons. Nous devons être des sœurs de lutte, transcender nos différences et nous battre côte à côte. La division nous affaiblit et renforce chaque jour le système qui oppresse. A nous de faire le bon choix et d’identifier notre véritable ennemi…
Pour conclure, la lutte contre le patriarcat est universelle. A travers le monde, des femmes combattent pour l’égalité de genre de manière différente avec leurs propres armes et leurs propres modes d’action. Nos différences ne peuvent nous faire perdre de vue l’importance de la sororité et l’urgence de lutter côte à côte pour la libération et l’autodétermination des femmes. Nos différences ne doivent pas être un facteur de division mais elles doivent être transcendées pour identifier notre objectif commun et agir en conséquence. Nous ne pouvons brandir ces différences pour regarder ailleurs tandis que d’autres femmes subissent des oppressions. Nous ne pouvons conditionner notre solidarité à des convergences idéologiques. La sororité ne doit pas une utopie, une chimère ou même un slogan brandi à tout va ! La sororité doit être une réalité quotidienne pour TOUTES les femmes, un outil de lutte politique pour briser les chaînes de l’oppression. La sororité nous devons la construire jour après jour, en dialoguant et surtout en écoutant d’autres femmes. Ecouter d’autres femmes raconter de leurs expériences qui nous sont inconnues nous rendent plus fortes car elles nous permettent de sortir de notre zone confort.
Je terminerais avec cet extrait de « Sororité : la solidarité politique entre les femmes. » de bell hooks : « Les femmes n’ont pas besoin d’éradiquer leurs différences pour se sentir solidaires les unes des autres. Nous n’avons pas besoin d’être toutes des victimes d’une même oppression pour toutes nous battre contre l’oppression. Nous n’avons pas besoin de haïr le masculin pour nous unir, tant est riche le trésor d’expériences, de cultures et d’idées que nous pouvons partager entre nous. Nous pouvons être des sœurs unies par des intérêts et des croyances partagées, unies dans notre appréciation de la diversité, unies dans la lutte que nous menons pour mettre fin à l’oppression sexiste, unies dans la solidarité politique. »
Merci pour ces mots
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