« L’émancipation des femmes et la lutte libération de l’Afrique » de Thomas Sankara.

En ce jour du 15 octobre 2015, nous commémorons les 28 ans de l’assassinat de Thomas Sankara. Panafricaniste, anti-impérialiste et tiers-mondiste, Thomas Sankara marqua d’une empreinte indélébile l’histoire de son pays le Burkina-Faso et également celle du continent africain.  Arrivé au pouvoir suite à la faveur d’un putsch le 4 août 1983, il dirigea une révolution populaire et démocratique dans son pays avant d’être assassiné le 15 octobre 1987 lors d’un coup d’État qui amena au pouvoir son ancien frère d’armes Blaise Compaoré.

Presque trois décennies après sa mort, celui que l’on surnomme le « Che Guevera africain » reste une figure importante du panafricanisme sur le continent. En effet, son héritage et son idéologie sont toujours vivaces comme l’ont démontré les récents évènements au Burkina -Faso.

A l’occasion de la commémoration de la disparition de Sankara, j’ai choisi de vous parler de « L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique » car cet ouvrage montre une facette peu connue de Sankara, celle de féministe. En effet, il considérait que la libération de la femme était un corollaire de la lutte de libération de l’Afrique. Il expose dans ce livre, qui est composé de deux discours - celui du 8 mars 1987 prononcé devant des milliers de femmes à Ouagadougou à l’occasion de la Journée Internationale de la Femme et celui du 2 octobre 1983 qui fut prononcé quelques mois après sa prise de pouvoir - les oppressions subies par les femmes ainsi que l’importance de leur émancipation pour la libération du continent.

A la lecture du livre, j’ai relevé sept thématiques importantes qui illustrent la pensée sankariste concernant l’émancipation de la femme.

1. Lien de causalité entre le statut de la femme et le système capitaliste.

Sankara envisage la question de l’exploitation de la femme dans un système d’exploitation généralisé. Il considère que l’avènement de la propriété privée est la cause de l’asservissement de la femme. Il l’explique en ces mots : « C’est le passage d’une forme de société à une autre qui justifie l’institutionnalisation de cette inégalité. Une inégalité secrétée par l’esprit et par notre intelligence pour réaliser la domination et l’exploitation concrétisées, représentées et vécues désormais par les fonctions et les rôles auxquels nous avons soumis la femme. (….) L’humanité connaît l’esclavage avec la propriété privée. L’homme maître de ses esclaves et de la terre devient aussi le propriétaire de la femme. C’est là la grande défaite historique du sexe féminin. Elle s’explique par le bouleversement survenu dans la division du travail, du fait de nouveaux modes de production et d’une révolution dans les moyens de production. (p.26)

Le patriarcat est également, selon Sankara, à l’origine de l’oppression des femmes. Il l’explique de cette manière : « Ainsi le droit paternel se substitue au droit maternel. La transmission du domaine se fait de père en fils et non plus de la femme à son clan. C’est l’apparition de la famille patriarcale fondée sur la propriété intellectuelle et unique du père, devenu chef de famille. Dans cette famille, la femme est opprimée. » (p.27)

Face à cette situation, Sankara estime que le changement de système est inévitable pour éradiquer l’oppression subie par les femmes car « (…) le sort de la femme ne s’améliorera t-il qu’avec la liquidation du système qui l’exploite ». (p.28)

2. La double oppression subie par les femmes

Selon Sankara, l’oppression de la femme est double : elle subit le même sort que l’homme exploité par le système capitaliste mais elle est également oppressée dans ses relations personnelles avec l’homme. Il l’exprime en ces mots : « (…) Sans doute, dans l’exploitation, la femme et l’ouvrier sont-ils tenus au silence. Mais dans le système mis en place,  la femme de l’ouvrier doit un autre silence à son ouvrier de mari. En d’autres termes, à l’exploitation de classe qui leur est commune, s’ajoutent pour les femmes des relations singulières avec l’homme, relations d’opposition et d’agression qui prennent des différences physiques pour s’imposer. » (p.30) Il ajoute également à ce propos que : (…) Un homme, si opprimé soit-il, trouve un être à opprimer : sa femme. » (p.32)

3. La prostitution comme symbole de l’esclavage féminin.

Sankara pense que la prostitution des femmes est révélateur de leur asservissement,  qu’elle reflète un système d’exploitation et qu’elle est un miroir de la société. Selon lui, « (…)La prostitution est un raccourci tragique et douloureux de toutes les formes de l’esclavage féminin. Nous devons par conséquent voir dans chaque prostituée le regard accusateur braqué sur la société entière. (…) Aussi, en  combattant la prostitution, en tendant une main secourable à la prostituée, nous sauvons nos mères, nos sœurs et nos femmes de cette lèpre sociale. Nous nous sauvons nous-même. Nous sauvons le monde. » (p.36)

4.La condition hybride de la femme en Afrique.

Thomas Sankara aborde la condition de la femme en Afrique qu’il considère hybride. D’un côté, elle est utilisée pour sa force de travail et de l’autre, pour sa fonction reproductive et nourricière. Il le dit en ces termes : « Notre société - encore trop primitivement agraire, patriarcale et polygamique - fait de la femme un objet d’exploitation pour sa force de travail et de consommation pour sa force de reproduction biologique. (p.36)

Il met en exergue également l’attitude de la femme stoïque face à cette injustice par désir de se conformer aux normes imposées par la société : « Une condition hybride s’il en est, dont l’ostracisme imposé n’a d’égal que le stoïcisme de la femme. Pour vivre en harmonie avec la société des hommes, la femme s’enferrera dans une ataxie avilissante, négativiste, par le don de soi. »(p.38)

5. Le rôle de l’éducation dans l’inégalité des sexes.

Sankara dénonce dans son discours l’inégalité des sexes qui régit dans la société burkinabè, et au delà dans les sociétés africaines. Il explique que cette inégalité réside dans la différence flagrante entre l’éducation des filles et celle des garçons. Selon lui, cette différence d’éducation est créatrice d’inégalités car « Au petit homme, l’on apprendra à vouloir, obtenir, à dire et à être servi, à désirer et prendre, à décider sans appel. A la future femme, la société, comme un seul homme - et c’est bien le cas de le dire -assène, inculque des normes sans issue. Des corsets psychiques appelés vertus créent en elle un esprit d’aliénation personnelle, développent dans cette enfant la préoccupation de protection et la prédisposition aux alliances tutélaires et aux tractations matrimoniales. Quelle fraude mentale monstrueuse! ». (p.37)

6. La responsabilisation de la femme dans son émancipation.

Sankara considérait que les femmes devaient se mobiliser et se battre pour acquérir leur liberté . Devant les femmes de Ouagadougou, il s’exprima de cette manière : « Il vous appartient désormais d’agir en toute responsabilité pour, d’une part, briser les chaînes et entraves qui asservissent la femme dans les sociétés arriérées comme la nôtre et pour, d’autre part, assumer la part de responsabilité qui est la vôtre dans la politique d’édification de la société nouvelle au profit de l’Afrique et au profit de toute l’humanité. » Il poursuivit en ajoutant : (…)« L’émancipation tout comme la liberté ne s’octroie pas, elle se conquiert. Et il incombe aux femmes elles-mêmes d’avancer leurs revendications et de se mobiliser pour les faire aboutir. » (p.44)

7. La pression des normes sociales sur les femmes.

Sankara fustige la pression du mariage exercé par la société sur les femmes, qui en quête de respectabilité se marient pour des raisons autres que l’amour. Selon lui « Non! Il nous faut redire à nos sœurs que le mariage, s’il n’apporte rien à la société et s’il ne les rend pas heureuses n’est pas indispensable et doit même être évité. Au contraire, montrons-leur chaque jour les exemples de pionnières hardies et intrépides qui dans leur célibat, avec ou sans enfants, sont épanouies et radieuses pour elles, débordantes de richesses et de disponibilité pour les autres.

En outre, il dénonce l’ostracisation subie les femmes non mariées et exhorte la société à changer sa perception de la femme non mariée : « La société a suffisamment évolué pour que cesse le bannissement injuste de la femme sans mari. Révolutionnaires, nous devons faire en sorte que le mariage soit un choix valorisant et non pas cette loterie où l’on sait ce que l’on dépense au départ mais rien de ce que l’on va gagner. Les sentiments sont trop nobles pour tomber sous le coup du ludisme. » (p.50)

Au regard des thématiques énoncées ci-dessus, il apparaît que Thomas Sankara était un ardent défenseur de la cause des femmes qui était pour lui intrinsèquement liée à lutte pour la libération de l’Afrique. Il n’avait de cesse de plaider pour une déconstruction des mentalités archaïques qui maintenaient la femme dans une position inférieure. Compte tenu du contexte social et culturel de son pays, on peut dire que  Sankara était un précurseur en la matière. On peut imaginer qu’il ne fut pas aisé de tenir un discours émancipateur à l’endroit des femmes dans un pays encore profondément attaché aux traditions et aux coutumes séculaires.

La lecture de cet ouvrage permet de mieux comprendre la problématique de genre en Afrique et ses enjeux. On y aborde l’origine de cette inégalité, ses causes et son impact sur la société. Par ailleurs, on constate que les thématiques abordées sont toujours d’actualité. Bien qu’il y ait eu d’importantes avancées en matière des droits des femmes sur le continent africain ces trente dernières années, il est indéniable que de nombreux progrès restent à faire dans ce domaine.

C’est la contemporanéité du discours de Sankara qui le rend intéressant car cela permet d’envisager les solutions et les pistes de réflexion qu’il propose de manière plus concrète. Par ailleurs, la force de ce discours réside dans le fait qu’il s’adressa tant aux hommes qu’au femmes, en appelant les uns à se départir de leurs préjugés sexistes et les autres à prendre part de manière active dans la lutte pour leur émancipation. Il fit preuve d’une honnêteté et d’une sincérité rares en confrontant les uns et les autres à leurs propres contradictions et leurs propres turpitudes. Il rappela également que l’émancipation de la femme est l’affaire de tous. C’est la société toute entière qui doit prendre à bras le corps cette problématique et la faire sienne en entamant un processus de déconstruction des stéréotypes misogynes et sexistes qui maintiennent la femme dans un statut d’infériorité et la société elle-même dans une inertie totale.

L’intérêt de cet ouvrage réside dans le fait qu’il démontre à quel point le combat pour l’émancipation des femmes est nécessaire et impératif. Ce combat est une exigence pour laquelle il faut œuvrer chaque jour et qui ne se fera pas sans heurts.En effet, une remise en question profonde des rapports de genre, des traditions et coutumes avilissantes s’impose.

C’est pour cette raison que j’exhorte les femmes et surtout les hommes de lire ce livre. Je constate que beaucoup d’hommes africains se réclament de Thomas Sankara, qu’ils considèrent comme un héros et un martyr de la cause anti - néocoloniale et du panafricanisme mais qu’ils tiennent des propos sexistes à l’encontre des femmes africaines et reproduisent des attitudes misogynes qui vont à l’encontre de l’idéologie sankariste. Cette attitude est très contradictoire car comment peut-on dénoncer une oppression tout en perpétuant une autre? Comment peut-on cautionner le maintien d’une partie de la population dans une infériorisation perpétuelle quand on en est soi-même victime d’un système avilissant et servile?

Cette dichotomie est insupportable et doit cesser! Elle n’a pas lieu d’être et ne trouve aucune justification morale ou légitime. Elle ne trouve plus de sens dans la société africaine moderne qui exige la pleine participation des femmes dans toutes les strates de la société. En outre, convoquer des pratiques traditionnelles ou coutumières pour justifier cette inégalité n’est pas relevant car elles ne sont qu’un alibi qui ont pour but de justifier l’oppression d’une partie de la population au détriment d’une autre. Il est donc important que les hommes comprennent que la libération du continent africain ne pourra se faire sans l’implication des femmes en raison du rôle central qu’elles occupent dans leurs sociétés. Ils doivent saisir l’importance de l’enjeu, à savoir l’essor des sociétés africaines, et celui-ci ne pourra se faire sans les femmes.

En conclusion, le futur des nations africaines dépend de l’émancipation et de la libération des femmes. Celles qui, de tout temps, furent de toutes les luttes et de tous les combats. Celles qui n’ont eu de cesse de démontrer leur résilience et leur bravoure dans les épreuves. A ce titre, elles méritent de pouvoir jouir de tous les droits qui leur sont dévolus et de ne pas être ostracisées en raison de leur désir d’autonomisation. Elles méritent de s’appartenir et de devenir les maîtresses de leurs destins.Elles méritent d’exister tout simplement et non de vivre sous le joug d’une société patriarcale et sexiste.

Ce livre, que je considère désormais comme un ouvrage de référence du féminisme africain, n’aura fait que renforcer mon désir de continuer à me battre (à mon modeste niveau) pour l’émancipation des femmes du continent. Il m’a conforté dans mes certitudes et a balayé certains de mes doutes. Il m’a permis de comprendre l’enjeu qui sous-tendait l’émancipation des femmes, non pas seulement en Afrique mais dans le monde car il s’agit avant tout d’une problématique universelle.

J’ai conscience que c’est un combat ardu en raison des nombreux obstacles qu’il faudra surmonter pour le gagner mais j’y crois. Je crois en cette lutte juste et salutaire.Je crois en l’émancipation de la femme africaine et je ne cesserais de me battre, sans relâche, pour atteindre ce but.

L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique, par Thomas Sankara, Collection Pathfinder Press, Edition 2008, 72 pages, 7.50€.

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