Beyoncé a, une nouvelle fois, « cassé les internets » avec la sortie de son nouvel album visuel intitulé « Lemonade ». Diffusé samedi dernier sur la chaîne HBO, la chanteuse nous a livré son œuvre la plus honnête, la plus authentique et la plus politique à ce jour. Décrit par la plateforme Tidal comme un projet conceptuel « basé sur l’expérience de chaque femme vers sa connaissance intime et sa guérison », « Lemonade » est un témoignage poignant et bouleversant sur les vécus et les expériences des femmes afrodescecendantes.
Après avoir visionné le film, voici mon analyse qui se structure de la manière suivante :
- Le mythe de la « strong black woman »
Le film, divisé en 7 capsules (Intuition, Denial, Apathy, Reformation, Forgiveness, Hope & Redemption), est un voyage à travers les émotions d’une femme meurtrie par la trahison de son conjoint. Fragilité, colère, douleur, force, résilience, ect.. Ces sentiments assumés et décrits par Beyoncé cassent le mythe de la « strong black woman », très répandu dans les communautés afrodescendantes, qui déshumanise et enferme les femmes dans une posture d’invulnérabilité.
Dans le titre « Freedom », Beyoncé exprime son besoin de liberté en ces termes : « Freedom! Freedom! I can’t move, Freedom, cut me loose!
Yeah, freedom! Freedom! Where are you?, Cause I need freedom too! ». Ce cri de liberté est une réponse aux carcans sociétaux imposés aux femmes noires et aux stéréotypes réducteurs qui annihilent leurs sentiments et leur confisquent l’expression de leurs émotions.
- « Unapolegetic black woman » ou l’affirmation de soi
Beyoncé est une « unapolegetic black woman »! A travers, les visuels et les paroles des chansons de Lemonade, la chanteuse affirme sans concession sa fierté d’être une femme noire. Ainsi dans la chanson « Sorry », Beyoncé refuse de s’excuser d’être la femme noire qu’elle est et le clame haut et fort en chantant: « I ain’t sorry ». Elle continue dans sa lancée et balaie les critiques d’un revers de la main en déclarant avec conviction: « Middle fingers up, put them hands high, Wave it in his face, tell him, boy, bye, Tell him, boy, bye, middle fingers up, I ain’t thinking ’bout you ».
De plus, la présence de Serena Williams dans cette vidéo dansant aux côtés de Beyoncé, est un symbole fort et puissant. En effet, la sportive, ayant fait l’objet de critiques racistes et misogynes sur son physique jugé trop masculin, personnifie parfaitement le message de la chanson qui prône l’affirmation de soi et le refus de s’incliner face aux injonctions de la société.
La chanson se termine de manière épique avec cette phrase désormais devenue culte : « He better call Becky with the good hair». Pour comprendre la portée de cette « punchline », il faut savoir que dans la communauté afro-américaine l‘appellation « Becky » est utilisée pour désigner une femme blanche et que le terme « good hair » désigne les cheveux lisses de type caucasien en opposition aux cheveux crépus et bouclés qu’arborent les femmes noires. On peut considérer que cette phrase de Beyoncé reflète l’oppression sociétale vécue par de nombreuses femmes noires de se soumettre aux diktats de beauté eurocentrés et sa volonté de s’y soustraire en affirmant pleinement son identité afro-américaine.
Le message de ce titre revêt une importance particulière car il est une réponse directe aux sommations et aux pressions subies par les femmes noires de se conformer aux critères esthétiques occidentaux et aux politiques de respectabilité qui les oppressent et qui leur dénient le droit à l’individualité et à l’expression de leur identité.
- Le manque de loyauté des hommes noirs
Comme je l’ai indiqué plus haut, « Lemonade » s’adresse exclusivement aux femmes noires. Toutefois, je n’ai pu m’empêcher de voir des messages subliminaux adressés aux hommes noirs. Dans la chanson « Hold Up », Beyoncé chante ceci : « Hold up, they don’t love you like I love you…(Slow down, they don’t love you like I love you), (…) Can’t you see there’s no other man above you? What a wicked way to treat the girl that loves you (…)”. Ces paroles peuvent être interprétées comme le cri du cœur des femmes noires aux hommes noirs qui ont, à de nombreuses reprises, manqué de loyauté à leur égard. De tout temps, les femmes noires se sont tenues aux côtés des hommes noirs, elles ont lutté à leurs côtés et les ont ardemment défendus en toutes circonstances. La réciproque n’ayant pas toujours été vraie, ces paroles prennent tout leurs sens et met en exergue un manque de reconnaissance de la fidélité des femme noires.
En outre, dans « Hurt Yourself », Beyoncé affirme: « When you hurt me, you hurt yourself, (…) When you diss me, you diss yourself (…), When you love me, you love yourself, Love God herself”. On peut y voir également un message aux hommes noirs qui ont perpétué qui se sont rendus coupables de misogynoir envers les femmes noires, en leur rappelant que leur attitude n’est que l’expression d’une haine de soi refoulée. La chanson est ensuite entrecoupée d’un extrait du discours de Malcolm X qui dit : « The most disrespected person in America is the Black woman, the most unprotected person in America is the Black woman. The most neglected person in America is the Black woman. »
L’insertion de cet extrait met en exergue les difficultés vécues par les femmes noires aux Etats-Unis mais également le rôle des hommes noirs dans cette situation, eux qui ont failli à les protéger et à les défendre.
- La transmission intergénérationnelle
« Lemonade » décrit également l’importance de la transmission intergénérationnelle entre femmes noires. A la fin du film, Beyoncé partage la recette de la « lemonade » de sa grand-mère et lui rend hommage de cette manière : « Grandmother. The alchemist. You spun gold out of this hard life. Conjured beauty from the things left behind. Found healing where it did not live. Discovered the antidote in your own kitchen. Broke the curse with your own two hands. You past these instructions down to your daughter, who then passed them down to her daughter.” Plus loin, on découvre un extrait du discours de la grand-mère de Jay-z à l’occasion de 90ème anniversaire qui a inspiré le titre de l’album : « I had my ups and downs, but I always found the inner strength to pull myself up. I was given lemons and I made lemonade ».
C’est un hommage à la force et à la résilience de nos aïeules qui ont puisé leur force et leur détermination dans l’adversité et les tribulations de la vie. Cet héritage qu’elles nous ont transmis et que nous transmettrons à nos filles démontre que nos luttes peuvent être sources d’accomplissements et de réalisations.
L’importance de cette transmission intergénérationnelle est aussi caractérisée par la présence à la fin du film de jeunes artistes de la nouvelle génération telles que Zendaya, Amandla Stenberg, Michaela DePrince, Chloe & Halle, Ibeyi et Quvenzanhé Wallis.Elles sont le relais de cette leçon de vie exceptionnelle, chargées à leur tour de la relayer à la nouvelle génération et ainsi de suite…
En conclusion, « Lemonade » est un chef d’œuvre, une production artistique qui fera date dans l’histoire de la musique au même titre que « Thriller » de Michael Jackson ou « Purple Rain » de Prince. Au-delà de l’aspect musical, « Lemonade » est un témoignage puissant des expériences complexes, douloureuses et triomphales des femmes afrodescendantes. Avec ce projet, Beyoncé met des mots sur nos maux, sur la complexité de nos vécus et de nos émotions ainsi que sur nos pensées les plus intimes. Cette œuvre revêt une importance capitale et importante pour les femmes noires car elle s’inscrit dans une perspective de réappropriation de nos modes de narration et également en raison du fait qu’elle s’adresse uniquement à elles. « Lemonade » a été réalisé par une femme noire, il décrit les expériences des femmes noires et s’adresse aux femmes noires. Cette posture exclusive et orientée est fondamentale pour comprendre « Lemonade » et son impact sur les personnes ciblées.
Enfin, « Lemonade » est également un processus de guérison et de résurrection qui mène les femmes noires à la renaissance, une renaissance triomphale et glorieuse car comme le dit si bien Beyoncé : « If we’re gonna heal, let it be glorious ».