« Nous devons protéger nos hommes. »

thinkstockphotos-528825543

La semaine dernière, la chaîne de télévision américaine Lifetime a diffusé le documentaire « Surviving R. Kelly » en six parties réalisé par Dream Hampton. J’ai regardé en intégralité tous les épisodes et le moins que l’on puisse dire c’est que je suis révulsée. Je n’ignorais pas les accusations d’abus sexuels et de violences de nombreuses à l’encontre de R. Kelly mais écouter ces femmes raconter en détails les abus et les sévices que leur a infligés le chanteur, était à certain moment insoutenable. Même si ce documentaire peut être dur, je pense qu’il est important de le regarder pour comprendre l’ampleur des violences sexuelles et physiques que R. Kelly a infligé à ces femmes durant des années et également car les histoires de ces femmes méritent d’être entendues. Si cela vous pouvez regarder les 6 épisodes ICI. D’ailleurs, je tiens à saluer les femmes qui ont eu le courage de témoigner ainsi que le mouvement Time’s Up qui a permis grâce à la campagne #MuteRKelly de dénoncer publiquement les crimes du chanteur qui sévit depuis plus de trois décennies.  

Je vais être honnête, j’ai été fan de R. Kelly pendant des années. Pendant mon adolescence et une partie de ma vie d’adulte, j’étais sous le charme de l’artiste et de ses chansons. En 2002, lorsque les premières accusations d’abus sexuels sur mineurs ont été lancées à son encontre, je n’ai pas voulu y croire. Comme ses nombreux.ses fans, je refusais d’imaginer que mon idole pouvait être un tel monstre et je préférais croire à un « complot » ou à un « acharnement judiciaire ». Mes certitudes se sont effondrées quand  j’ai eu l’occasion de voir cette fameuse vidéo dans laquelle on voit R. Kelly s’adonner à des actes sexuels et dégradants avec une jeune fille de quatorze ans. Il n’y pas de doute. R. Kelly est un prédateur sexuel. Le documentaire le démontre bien à travers les témoignages des survivantes et de leurs familles  (je chois ce terme plutôt que celui de « victimes » car c’est celui choisi par la réalisatrice Dream Hampton pour décrire ces femmes et c’est une manière également de leur redonner du pouvoir), des collaborateurs, des proches et des membres de la famille de R.Kelly, comment ce dernier a pu opérer en toute impunité toutes ces années sans être condamné pour ses actes.

Suite à la diffusion de « Surviving R. Kelly », de nombreux commentaires ont afflué sur les réseaux sociaux notamment Twitter. Tandis que de nombreuses personnes ont été aussi choquées et dégoutées que moi, j’ai constaté que d’autres faisaient preuve de complaisance envers R. Kelly avec des commentaires tels que « R. Kelly n’est pas pédophile. Il aime les jeunes femmes » ou « Il faut séparer l’homme de l’artiste ».  Je trouve ces remarques parfaitement déplacées au regard de la gravité des faits. D’abord lorsqu’on quatorze ans, on n’est pas une femme mais un enfant ! Petit rappel sémantique : Le dictionnaire Larousse définit la pédophilie comme ceci : « Attirance sexuelle d’un adulte pour les enfants, filles ou garçons ; relation physique avec un mineur.” Tout est dit.

Ensuite, pour celles et ceux qui pensent qu’il faut séparer l’homme de l’artiste, je ne suis pas d’accord avec cet argument car cela voudrait dire qu’un artiste serait dispensé de conduite décente ou morale sous prétexte qu’il est un « génie »? Sa qualité de “génie” l’absout donc de tous ses péchés?  D’ailleurs dans le cas de R. Kelly, son statut d’artiste est lié aux actes abominables qu’il a commis car il a utilisé sa position d’artiste et tous les privilèges que cela lui confère pour attirer des jeunes filles et faire miroiter à celles-ci et leurs parents une carrière  dans l’industrie de la musique. De plus, il a  utilisé ses studios d’enregistrement pour s’adonner à ses actes sexuels sur ces jeunes filles. Enfin, ses chansons les plus explicites et les plus célèbres sur lesquels nous avons tous dansé et chanté ont été composées et écrites par R. Kelly avec des jeunes femmes mineures à l’esprit. Donc on ne peut « séparer » l’homme de l’artiste et regarder son art comme si celui-ci n’était pas empreint des crimes horribles qu’il a commis.

Au-delà de ça, les commentaires qui ont attiré mon attention, qui émanent de personnes noires, et dont j’ai décidé de parler de cet article sont ceux tels que « Ces femmes noires ne devraient pas témoigner et participer au lynchage d’un homme de leur communauté » ou « On s’attaque à Kelly parce que c’est un homme noir et qu’il célèbre. Pourquoi des hommes blancs Weinstein, Polanski, DSK, etc… ne sont pas attaqués de la même manière? »

Dans cet article, je vais m’efforcer de démontrer pourquoi ces commentaires sont problématiques et la manière dont ils participent à l’oppression des filles et des femmes noires.

Tout d’abord, en ce qui concerne les critiques à l’encontre des femmes noires qui ont témoigné ou dénoncé le comportement de R. Kelly,  on exige des femmes noires depuis des décennies qu’elles soutiennent les hommes noirs, qu’elles taisent les violences qu’elles subissent de la part de ceux-ci pour ne pas nourrir les stéréotypes racistes existant à l’encontre des hommes noirs dans la société occidentale.  Patricia Hill Collins en parle dans son essai « La pensée féministe noire » où elle explique que la critique des violences subies par les femmes noires de la part des hommes blancs dans l’espace public est acceptable mais  « développer des analyses de la sexualité qui impliquent des hommes noirs ne l’est pas, cela viole les normes de la solidarité raciale qui conseillent aux femmes noires de reléguer leurs besoins au second plan.»  Dans son essai « De la marge au centre. Théorie féministe », bell hooks va plus loin en expliquant que « dans les communautés noires, les femmes ont été réticentes à discuter publiquement de l’oppression sexiste, mais elles ont toujours su qu’elle existait. Nous aussi, nous avons été éduquées à accepter l’idéologique sexiste des hommes noirs, et beaucoup de femmes noires savent que les violences sexistes des hommes noirs sont le reflet de leur masculinité frustrée, et de telles pensées les amènent à considérer ces violences comme compréhensibles, voire même justifiées. »

En d’autres termes, les femmes noires ont préféré taire les oppressions sexistes qu’elles subissaient de la part des hommes noirs par solidarité raciale mais également parce qu’elles considéraient que les discriminations dont ils étaient victimes attaquaient leur « masculinité » et justifiaient donc leur comportement. Cela me rappelle un extrait de l’ouvrage de Thomas Sankara intitulé «L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique» dans lequel il parlait de la double oppression des femmes africaines dans le système capitaliste disait qu’ « Un homme, si opprimé soit-il, trouve un être à opprimer : sa femme. » Les hommes noirs oppressés dans la société blanche reporterait donc leur frustration sur les femmes noires. En effet, les hommes noirs dans la société occidentale ne bénéficient pas des privilèges de la masculinité de la même manière que les hommes blancs en raison de leur couleur de peau. J’aurais l’occasion d’y revenir plus en détail plus tard.

Les femmes noires qui ont publiquement dénoncé les abus et les violences des hommes noirs ont toujours été blâmées et considérées comme des « traîtres «  dans leurs communautés. Ce fut le cas d’Anita Hill en 1991 quand elle accusa Clarence Thomas, candidat à la Cour Suprême des Etats-Unis, de harcèlement sexuel. Cette professeure de droit afro-américaine témoigna le 11 octobre 1991 devant la commission électorale chargée d’examiner la candidature de Clarence Thomas. Elle raconta les propos déplacés et le comportement inadéquat qu’il avait avec elle leurs durant leurs années de collaboration. Clarence Thomas, qui est également afro-américain,  dénonça un lynchage raciste. Une partie de la communauté noire se rangea de son côté et considérait qu’Anita Hill n’aurait pas dû témoigner contre un homme de sa communauté et « laver le linge sale en public ». Dans son essai intitulé « Remembering Anita Hill et Clarence Thomas : What Really Happened When One Black Woman Spoke Out », Nellie McKay examine cette affaire et  dit ceci : « Pendant toute leur vie aux États Unis(…) les femmes noires ont été déchirées entre la loyauté de race d’un côté et la loyauté de sexe, de l’autre. Choisir l’une ou l’autre, évidemment, signifie prendre parti contre soi, et elles ont usuellement choisi la race plutôt que le sexe ; un sacrifice de leur intégrité comme femmes et comme humaines, en faveur de la race. »

Cette pression exercée sur les femmes noires pour qu’elles soutiennent de manière indéfectible les hommes de leur communauté n’est pas propre au contexte afro-américain. Dans les diasporas noires d’Europe, on observe exactement la même chose. De nombreuses femmes noires d’Europe ont intégré le fait que si elles dénoncent les violences qu’elles subissent de la part d’hommes noirs ou que si elles parlent du patriarcat dans les communautés noires, elles participent à la perpétuation des stéréotypes racistes sur les hommes noirs. A ce propos, je me souviens d’une conversation avec des femmes noires que j’ai eue dans le métro parisien suite à un atelier auquel j’avais participé. Nous parlions d’afroféminisme et l’une d’entre elles nous expliquait que les afroféministes devaient être vigilantes dans leurs revendications pour ne pas perpétuer des oppressions envers les hommes noirs, elle a dit ceci : « Nous devons protéger nos hommes. Nous devons faire attention à la manière dont on parle d’eux. Ils sont déjà victimes de tellement des discriminations comme les violences policières. Il faut faire attention. ». J’avoue que je n’ai rien répondu. Je n’en ai pas eu le temps. Je devais descendre à ma station et je ne pouvais pas commencer une diatribe expliquant pourquoi je ne suis pas d’accord avec elle et pourquoi je trouve cela même dangereux à certains égards de penser de la sorte. Je n’avais pas le temps certes mais j’ai longtemps pensé à cette phrase et à ce qu’elle signifiait. « Nous devons protéger nos hommes ». A tel point  que j’ai choisi cette phrase pour être le titre de cet article car je pense qu’elle est symbolique et très représentative de la loyauté sans faille des femmes noires envers les hommes de leurs communautés.

Depuis des siècles, les femmes noires se tiennent aux côtés des hommes noirs dans toutes les luttes et dans tous les combats. De nombreuses femmes noires prennent part à des mobilisations pour dénoncer les violences policières et les contrôles au faciès qui visent particulièrement les hommes noirs. On considère les femmes noires comme les piliers de leurs communautés. On attend d’elles qu’elles soient fortes, qu’elles soient braves et qu’elles protègent et qu’elles soutiennent sans ciller leurs hommes. Dans le cas contraire, elles sont considérées comme des « traîtres à leur race ». J’aimerais poser une question : Qui les protège en retour ? Qui protège les femmes noires ?

Malcolm X disait ceci : The most disrespected person in America is the black woman. The most unprotected person in America is the black woman. The most neglected person in America is the black woman. » Ces mots sont extraits de son discours « Who taught to hate yourself ? » dans lequel il exhorte les hommes noirs à protéger les femmes noires en raison de la position qu’elles occupent dans la société américaine et les discriminations qui en découlent.  Ce discours est très important car bien que les femmes noires aient toujours défendu les hommes noirs, la réciproque n’est pas toujours vraie. Les femmes noires ont vu leurs problématiques reléguées au second plan dans les mouvements de lutte antiracistes et anticolonialistes, elles ont subi du sexisme et la misogynie dans ces mêmes mouvements. En outre, les violences faites aux femmes noires font peu l’objet de d’attention dans nos communautés. Je prends pour exemple, le mouvement BlackLivesMatter, fondé par Alicia Garza, Patrisse Cullors et  Opal Tometi a pour but de lutter contre les violences policières envers les Noirs aux États-Unis. Bien que ce mouvement ait été créé par trois femmes afro-américaines, on se rend vite compte que les femmes noires y sont invisibilisées et que les drames qui les touchent ne sont pas relayés ni dans les médias, ni sur les réseaux sociaux, comme c’est le cas pour les victimes masculines. Pour cette raison, le mouvement #SayHerName  est né afin de mettre en lumière les victimes féminines noires des violences policières. Des hasthags similaires tels que #BlackWomenLivesMatter ou #BlackGirlsMatter sont apparus pour participer à la visibilisation de ces femmes et de leurs vécus. Le sort des femmes noires n’inquiète guère, même pas dans leurs communautés. Nous connaissons tous.tes les noms de Tamir Rice, Eric Gardner, Philando Castile, Alton Sterling, Trayvon Martin, Michael Brown, Freddy Gray ? Qui connaît ceux de Korryn Gaines, Sandra Bland,  Alexia Christian, Mya Hall, Meagan Hockaday, Natasha McKenna ? Pourquoi la mobilisation n’a-t-elle pas été aussi forte pour ces femmes qu’elle l’a été pour les hommes précédemment cités ? Où étaient les hommes noirs pour réclamer justice pour ces femmes de la même manière que les femmes sont descendues dans la rue pour crier leur colère face aux morts des hommes noirs sous la balle de la police ?

Comme je l’ai dit, ce n’est pas une problématique propre aux Etats-Unis. On a tous.tes entendu parler d’Adama Traoré, de Théo Luhaka et de Lamine Dieng. Qui connaît Marie Reine ? Cette jeune femme de 38 ans a été victime de violences policières à Agen 2016, vous pouvez lire son histoire ICI. Bien qu’un comité de soutien ait été créé pour lui venir en aide pour mener son combat pour la justice, son histoire n’a pas été autant médiatisée que celles concernant les hommes cités plus haut. Tout cela prouve bien que mouvements anti-racistes ont focalisé leurs revendications sur les oppressions subies par les hommes, celles des femmes sont minorisées et reléguées au second plan.

Pour en revenir à cette injonction faite aux femmes noires de soutenir les hommes sous prétexte de solidarité raciale. Il s’agit d’une grande hypocrisie. En plus d’un manque de solidarité envers les femmes noires, les hommes noirs participent à la perpétuation de la misogynoir. Il suffit d’aller sur les réseaux sociaux, notamment Twitter pour s’en rendre compte. On y voit certains hommes noirs « se vanter » de ne pas sortir avec des Noires et d’énumérer toute une série de clichés avilissants à leur égard pour justifier leurs choix. D’autres s’amusent à comparer des femmes noires à des joueurs de football pour se moquer de leur « laideur ». On se souvient tous.tes de la déferlante d’insultes et de critiques qui se sont abattus sur Aya Nakamura suite un cliché d’elle sans maquillage, beaucoup d’entre elles venaient de Noirs qui disaient qu’elle ressemblait à « une guenon » ou à N’golo Kanté.

Beaucoup de ces hommes ont intériorisé le racisme et le projette sur les femmes de leurs communautés. Ces mêmes hommes ont des mères, des sœurs et des nièces, des tantes et j’en passe et pourtant cela ne les empêche pas de dénigrer, de ridiculiser ou de rabaisser des femmes qui pourraient justement être leurs mères, leurs sœurs, leurs tantes ou leurs nièces. Dans ce cas, qui est le « traître à sa race » ? Les hommes qui salissent les femmes de leurs communautés ou les femmes qui réclament la justice pour les abus qu’elles sont subi ? La réponse est dans la question.

Les femmes noires doivent vivre dans un monde qui leur est hostile à plusieurs niveaux. En plus de devoir faire face aux discriminations enchevêtrées de race et de genre dans la société occidentale, elles subissent également des discriminations sexistes dans leurs propres communautés. Tandis que les premières peuvent être dénoncées et discutées en public, les autres sont tues, cachées et même parfois niées. Le viol, l’inceste, l’excision et toutes autres violences faites aux femmes noires perpétrés par des hommes noirs sont des tabous. On ne veut pas en parler. Par peur. Peur que les Blancs s’en servent contre nos communautés et qu’ils instrumentalisent cela à des fins racistes. « On ne veut pas faire le jeu des Blancs », alors on tait les choses. On regarde ailleurs, on préfère accuser les autres de nos propres turpitudes plutôt que de regarder en face nos dysfonctionnements. Tout cela doit cesser. On ne peut plus continuer à exiger des femmes noires qu’elles gardent le silence sur les violences et les abus qu’elles subissent en raison d’une prétendue solidarité raciale. Les femmes noires n’ont pas à  « prendre parti contre elles-mêmes » comme le disait Nellie McKay en taisant les violences commises à leur égard. Les femmes noires ne devraient pas à choisir entre leur race et leur sexe. Être une femme noire est une identité qui ne peut être sectionnée au gré des circonstances. On ne peut pas exiger d’elles qu’elles renoncent à s’insurger contre les discriminations sexistes au motif que les discriminations raciales seraient prioritaires. C’est une forme d’oppression à leur égard.

Toutefois, on ne peut pas nier qu’il existe des stéréotypes sur les hommes noirs hérités des périodes esclavagiste et coloniale. Dans l’imaginaire occidental, l’homme noir est vu comme un animal,  une bête sauvage et violente Bien que son corps soit hypersexualisé, l’homme noir est perçu comme menace qu’il faut maîtriser et mâter. Ces stéréotypes sont à l’origine des oppressions et discriminations vécues par les hommes noirs, notamment les violences policières. Néanmoins, cela ne doit pas justifier qu’on exige des femmes noires qu’elles taisent leurs souffrances pour ne pas incriminer leurs « frères noirs. » On peut tout à fait dénoncer les violences dont on est victime de la part d’hommes de sa propre communauté sans pour autant souscrire aux préjugés racistes qui leur sont assignés, ni même les nourrir.

Pour en revenir au reportage sur R. Kelly, toutes les victimes de ses abus (à l’exception d’une seule) sont des femmes noires. A l’époque, elles étaient des adolescentes noires qui subissaient des violences et des sévices dans les mains du chanteur dans l’indifférence générale. Pendant des années, des femmes noires ont dénoncé les agissements de R. Kelly sans que personne ne les écoute ou ne prenne au sérieux leurs propos. Ce n’est pas surprenant. La vie des filles noires n’intéresse personne ! Si ces jeunes filles étaient blanches, R. Kelly pourrirait en prison depuis longtemps. Il n’aurait jamais été acquitté en 2008 pour détournement de mineur et pornographie infantile. Imaginez-vous R. Kelly, un homme noir, s’adonner à des actes sexuels et uriner sur une jeune fille blanche de 14 ans…Il ne serait jamais sorti libre du tribunal. La justice l’aurait condamné et l’opinion publique l’aurait crucifié! C’est une jeune fille noire de 14 ans qui a été abusée par R. Kelly et l’histoire est complètement différente. Tout cela s’explique par le fait que les filles noires sont victimes de nombreux préjugés qui les déshumanisent comme l’a montré cette étude américaine réalisée par le Georgetown Law’s Center on Poverty and Inequality dont les résultats sont les suivants :

  • Les filles noires ont besoin de moins d’attention ;
  • Les filles noires ont besoin de moins de protection ;
  • Les filles noires ont moins besoin d’être soutenues ;
  • Les filles noires ont moins besoin d’être réconfortées ;
  • Les filles noires sont plus indépendantes ;
  • Les filles noires sont plus matures ;
  • Les filles connaissent plus de choses à propos du sexe.

Cette étude a été effectuée sur échantillon de 325 adultes toutes origines confondues avec une majorité de personnes blanches (74%). Elle démontre que ces biais raciaux affecte la vie des filles noires à différents niveaux. En effet, dans le système scolaire et judiciaire, les filles sont sanctionnées plus lourdement que les filles blanches. Le cas de Cyntoia Brown, qui avait été condamnée à la prison à vie pour avoir tué son agresseur qui menaçait sa vie, est représentatif du traitement injuste réservé aux jeunes filles noires par le système judiciaire américain. Elle avait été jugée comme une adulte alors qu’elle n’avait que 15 ans. C’est la preuve que ces représentations déshumanisent et dénient à ces jeunes filles le droit d’être insouciantes, innocentes et vulnérables. Elles leur dénient le droit d’être tout simplement des jeunes filles comme les autres.

Sexualisées à un très jeune âge, les filles noires ne sont pas perçues comme des victimes lorsqu’elles subissent des abus sexuels mais plutôt comme des coupables ou plutôt des provocatrices. L’affaire Justine, du nom de cette jeune fille d’origine congolaise qui a été abusée par un homme de 22 ans à l’âge de 11 ans en est la preuve. Suite à ce viol, la petite fille est tombée enceinte et a donné naissance par la suite à un garçon. L’auteur des faits sera poursuivi pour viol sur mineur mais il sera acquitté car les jurés estimeront qu’il n’y pas de viol car il n’y aurait pas eu, selon eux, ni contrainte ni menace. De plus, ils considèrent qu’il existe un doute sur la conscience qu’avait l’accusé de contraindre la jeune fille à avoir des rapports sexuels. En d’autres mots, les jurés ont estimé qu’il était possible qu’une enfant de 11 ans soit consentante à avoir des rapports sexuels avec un homme de 22 ans. Cet homme d’origine capverdienne s’était défendu en prétendant que la jeune avait affirmé qu’elle était avait 14 ans et a évoqué « la chaleur africaine » pour justifier son acte. Un homme noir qui abuse d’une enfant et qui  le justifie en faisant référence à un imaginaire colonial, ça confirme ce que je disais récemment, à savoir que des hommes noirs avaient intégré des clichés racistes sur les femmes noires notamment l’hypersexualité. Cette hypersexualisation du corps des femmes noires est héritée de la période esclavagiste durant laquelle le stéréotype de la Jezebel (Jezebel est une figure biblique qui représente la luxure) a été utilisé pour justifier les viols sur les femmes noires par les maîtres esclavagistes. Dans l’imaginaire occidental, les femmes noires sont perçues comme lubriques et sexuellement immorales. Ces représentations sont assignées aux femmes noires et ce, dès leur plus jeune âge ce qui les rendent plus vulnérables aux agressions sexuelles.

Au regard de toutes ces représentations et tous ces stéréotypes déshumanisants et racistes, les abus vécus par les femmes noires sont ignorés, minorés et dévalués dans la société occidentale.  C’est pour cela que les récits des survivantes de R. Kelly n’ont jamais intéressé personne et qu’ils n’ont pas pu le faire condamner à son procès en 2008. D’ailleurs dans le documentaire « Surviving R. Kelly », un des jurés (un homme blanc)  l’exprime clairement en parlant des jeunes femmes noires qui ont témoigné aux audiences : “I just didn’t believe them, the womans.  I know it sounds ridiculous. The way they dress, the way they act, I didn’t like them. I disregarded all what they said.”(Je ne les croyais juste pas, les femmes. Je sais que cela paraît ridicule. La manière dont elles étaient habillées, la manière dont elles se comportaient, je ne les aimais pas. Je n’ai pas tenu compte de tout ce qu’elles disaient). Cela a le mérite d’être clair.

Ce mépris pour les femmes noires et leurs expériences est également présent dans la communauté noire. D’ailleurs l’interview de Chance The Rapper suite à la diffusion du documentaire le prouve bien. Il a dit ceci : We’re programmed to really be hypersensitive to black male oppression. But black women are exponentially [a] higher oppressed and violated group of people just in comparison to the whole world. Maybe I didn’t care because I didn’t value the accusers’ stories because they were black women. » (Nous sommes programmées pour être hypersensibles à l’oppression des hommes noirs. Mais les femmes noires appartiennent au groupe qui est le plus oppressé et violenté en comparaison aux autres. Peut-être que je n’ai pas prêté attention parce que je n’accordais pas de valeur aux histoires des accusatrices parce ce que c’était des femmes noires ») 

Ses propos confirment ce que j’affirmais précédemment, à savoir que la lutte antiraciste est tellement focalisée sur les expériences des hommes noirs que celles des femmes noires sont ignorées, reléguées au second plan et invisibilisées. Cela a pour conséquence que les femmes noires sont marginalisées dans leurs propres communautés. Les femmes noires doivent donc lutter à l’extérieur et à l’intérieur de leurs communautés pour que leurs droits et leur intégrité soient respectés, pour faire prendre conscience que leurs vies, leurs vécus et leurs expériences comptent.

Au regard de tout cela, je suis toujours ulcérée quand j’entends des hommes (et certaines femmes) demander aux femmes noires de taire leurs traumas pour protéger les hommes noirs. Je le répète : Qui protège les femmes noires ? Qui les protège ? Dans le documentaire, on voit des anciens collaborateurs de R. Kelly, des hommes noirs,  raconter qu’ils ont vu le chanteur à plusieurs reprises avec des filles mineures. Qu’ont-ils fait ? Au lieu de les protéger, ils les ont lâchement laissé aux mains de ce prédateur. Personne n’a protégé ces jeunes filles. Alors, pourquoi les femmes noires devraient-elles sacrifier leur sécurité, leur intégrité physique et émotionnelle au profit des hommes noirs ? Jusqu’à quand va-t-on sacrifier les femmes noires au détriment d’une prétendue solidarité raciale ? La vie des femmes noires compte ! La vie des femmes noires a plus de valeur que la réputation d’un chanteur noir, aussi talentueux soit-il ! On ne peut pas continuer à protéger des violeurs, des prédateurs sexuels et des violeurs au seul motif qu’ils sont noirs. Et ces jeunes filles ? Ne sont-elles pas Noires aussi ? Ne méritent-elles pas la protection de leurs communautés ? Comment voulons-nous que la société blanche respectent les femmes noires si ces dernières ne sont mêmes pas respectées dans leurs propres communautés ? Que vaut la vie des femmes noires pour les Noirs ?

A ce sujet, le rappeur Common s’est également exprimé sur le documentaire R. Kelly, il a reconnu que la communauté noire n’avait pas su protéger les jeunes filles : « We failed our communities as black people. I’m not even going to talk about what the system did by not caring about black people. We should have been caring about our young ladies. We’re stopping that cycle, people are aware, and we live and learn. »(Nous avons failli en tant que communauté noire. Je ne parle même pas du mépris du système pour les Noirs. Nous aurions dû prendre soin de nos jeunes filles. Nous mettons fin à ce cycle, les gens sont conscients, et nous vivons et nous apprenons). Common a totalement raison. En continuant à fermer les yeux sur les violences et les abus subis par les jeunes filles, nous sommes complices et nous ne valons pas mieux que les criminels que nous protégeons. La vie des femmes noires ne doit pas être sacrifiée sur l’autel de la lutte anti-raciste. La vie des femmes noires ne peut pas être sacrifiée pour protéger l’image des hommes noirs. Cette attitude qui consiste à mépriser les expériences et les souffrances de femmes noires n’est en rien protectrice des droits de la communauté noire, bien au contraire. C’est une perpétuation de la suprématie blanche qui a toujours consisté à déshumaniser, chosifier et dénigrer les corps des femmes noires.  On ne peut pas prétendre lutter contre l’idéologie raciste tout en reproduisant des mécanismes d’oppressions qui sont propres à cette même idéologie. La lutte anti-raciste ne peut être menée de manière efficace dans en prendre en compte la problématique du genre. La race et le genre sont des oppressions qui sont entremêlées dans le système blanc, masculin et capitaliste dans lequel nous vivons. bell hooks l’explique parfaitement dans « De la marge au centre. Théorie féministe. » en ces mots :  « Les personnes qui se battent pour l’éradication du racisme ou du classisme tout en soutenant l’oppression sexiste aident en réalité à maintenir les bases culturelles de toutes les oppressions sociales. » Elle continue en disant : « Dans l’intérêt d’une lutte perpétuelle et durable, d’une solidarité permanente et d’un engagement sincère visant à éradiquer toute forme de domination, l’oppression sexiste ne peut pas continuer à être ignorée et dénigrée par les activistes politiques radicaux. »

Je souscris totalement à la pensée de bell hooks sur ce sujet. Les mouvements antiracistes ne peuvent plus continuer à marginaliser les problématiques de genre en excluant les revendications des femmes. C’est contre-productif et dommageable pour la lutte à mener.

 

Je vais à présent parler d’un autre type de commentaire que j’ai lu suite à la diffusion du documentaire sur R. Kelly, à savoir que selon certaines personnes que R. Kelly est attaqué parce que c’est un homme noir et se posent la question de savoir pourquoi d’autres hommes tels que Polanski, Weinstein, DSK ne font pas l’objet du même traitement médiatique. Ce serait mentir de dire que les hommes noirs jouissent des mêmes privilèges de la masculinité que les hommes blancs. Leur statut d’homme noir les prive de ces privilèges donc on ne peut pas prétendre que le facteur racial ne joue pas un rôle dans le traitement de certaines affaires. Surtout lorsqu’on sait que le stéréotype de « l’homme noir violeur », construit pendant l’esclavage  est toujours présent dans les inconscients collectifs occidentaux. Néanmoins, ce n’est pas pour ces raisons qu’il ne faut pas poursuivre un homme noir accusé d’agressions sexuelles. On peut lutter pour la justice et le traitement équitable sans pour autant défendre l’impunité des criminels noirs. D’ailleurs, dans ces commentaires je sens une pointe d’hypocrisie car je pense que pour certains il ne s’agit pas de demander que les hommes blancs soient punis de la même manière pour leurs actes lorsqu’ils abusent de femmes mais plutôt d’octroyer le droit aux hommes noirs d’abuser d’une femme et de pouvoir s’en sortir comme les hommes blancs. C’est malsain mais je pense réellement que certains hommes aimeraient pouvoir jouir de privilèges de la masculinité comme les hommes blancs. Comme je l’ai expliqué plus haut, les hommes noirs ne disposent pas du même pouvoir et ne peuvent pas exercer la même domination que les hommes blancs en raison de leur couleur de peau. Cette « demi-masculinité » doit en frustrer beaucoup.

Je trouve cela  hypocrite et dangereux d’instrumentaliser la lutte antiraciste à des fins sexistes. C’est hypocrite car on comprend rapidement que certains hommes veulent démanteler le racisme mais s’accommodent très bien du système patriarcal et ils utilisent le prétexte de la solidarité raciale pour maintenir le statu quo et silencier les femmes noires. C’est dangereux car c’est une forme d’oppression envers les femmes noires qui consistent à les déshumaniser et à les départir de leur agentivité.

Pour conclure, je sais que cet article va en irriter plus d’un et d’une car je m’attaque à un sujet tabou dans nos communautés : les abus des hommes noirs envers les femmes noires. Ce sujet a été tabou pendant trop longtemps et il est temps que ça cesse. Je ne m’attaque pas aux hommes noirs dans leur globalité, je dénonce un problème qui existe dans nos communautés comme dans les autres communautés : le sexisme. Comme le dit bell hooks « reconnaître le sexisme des hommes noirs ne veut pas dire « haïr les hommes » ni nécessairement les écarter de nos vies. Ce que cela signifie, c’est que nous devons nous battre pour interagir avec eux sur de nouvelles bases.» C’est exactement cela. Interagir sur de nouvelles bases. Il ne s’agit pas de diaboliser tous les hommes noirs et de les jeter en pâture mais plutôt de prendre conscience d’un problème existant au sein de nos communautés pour pouvoir avancer ensemble. De la même manière qu’on aborde publiquement les discriminations raciales, on devrait en faire de même pour les violences intracommunautaires qui détruisent la vie de nombreuses filles et femmes noires. Au préalable, il faudra d’abord déconstruire cette idée que le regard des Blancs est central et prédominant. Beaucoup de gens sont réticents à parler publiquement des abus dans nos communautés car ils craignent que cela soit récupéré par les Blancs à des fins racistes. Bien que je puisse comprendre cet argument, je pense qu’il faut aller au-delà de ça. Il faut arrêter d’accorder aux Blancs une place centrale dans nos vies dans lesquelles leur regard serait censé valider ou invalider nos actes. C’est justement un des enjeux des mouvements antiracistes, déconstruire la position centrale qu’occupe les Blancs dans la manière dont les Noirs se construisent afin de pouvoir s’autodéterminer. Cette autodétermination en pourra jamais de faire tant que ne serons pas capables de discuter sans tabou des problématiques qui nous sont propres sans craindre le regard du dominant. Nous ne pouvons plus continuer à nous taire. Nous ne pouvons plus continuer à imposer le silence aux victimes d’horreurs sous prétexte qu’il faut protéger l’image des hommes noirs face aux Blancs. L’image d’un homme noir ne sera jamais plus importante que la sécurité et l’intégrité des filles et des femmes noires. L’image d’un homme noir ne sera jamais plus importante que la justice.

Je terminerais en m’adressant aux femmes noires et je leur dirais cette phrase célèbre d’Audre Lorde : « Your silence will not protect you » (votre silence ne vous protégera pas). Choisir de garder le silence sur les abus que vous avez subis ne vous protégera pas, il ne protégera personne excepté votre bourreau. Je n’ai jamais été victime d’abus sexuels alors je ne permettrais pas de faire des injonctions sur un sujet que je ne maîtrise absolument pas. En revanche, je pense qu’il est important de libérer la parole sur les violences sexuelles dans nos communautés et qu’il est temps que la honte change de camp. Il est temps que nous prenions conscience que nos vies, nos vécus, nos expériences, nos blessures, nos traumas comptent ! Bien avant même que les autres ne puissent le réaliser, nous devons le comprendre nous-mêmes. Certaines d’entre nous ont intégré cette culture du  silence, cette injonction à la solidarité raciale et l’idée que nos vies n’ont pas d’importance. Nous devons changer le regard que nous portons sur nous-mêmes, changer cette perception erronée qu’on nous a transmise et qui voudrait que nous devions sacrifier ce que nous sommes dans le but de protéger les hommes. Comme je l’ai demandé à plusieurs reprises : Et nous? Qui nous protège ? Si personne ne le fait, c’est à nous de le faire ! Il nous incombe de chercher en nous la force et le courage de mener nos combats pour notre intégrité et notre liberté. Aucun prédateur sexuel, violeur ou criminel ne mérite qu’une femme garde le silence et se sacrifie pour qu’il soit libre. A quel prix ? La vie des femmes noires vaut mieux que ça. Nous valons mieux ça. Nos vies comptent !

9 réflexions sur “« Nous devons protéger nos hommes. »

  1. Merci infiniment pour cet article claire qui permet vraiment de faire la part des choses. C’est malheureux que certains ds nos communautés continuent de penser que la lutte pr l’egalite raciale et de genre ne peut etre que séquentielle.

    J'aime

  2. Excellent article et merci encore pour le lien! J’etais vraiment abasourdie par certains commentaires vus sur les rs! Merci pour ta clairvoyance !
    À bientôt.
    Gaëlle.

    J'aime

  3. Tout d’abord bravo pour cette article très bien argumenté. Je suis une femme noire concernant l’affaire R.K ou H Weinsten etc ce que je constate c’est que bcp de personnes dénoncent ces agressions sur les réseaux sociaux et ils ont raison mais cela ne suffit pas. C’est le système judiciaire qu’il faut changer, former les policiers, faire des pétitions pour une meilleure prise en charge des victimes… c’est cela qui permettrait aux femmes victimes d’avoir réellement justice pcq c’est ainsi que les choses pourront évoluer de façon positive. Je n’ai pas regarder le doc R.K mais je suis persuadée que la faille reste encore et toujours le système judiciaire qui n’accorde pas assez de valeurs aux victimes pour XY raisons. Ensuite l’éducation la prévention reste à ce jour pour moi la meilleur arme il faut éduquer et parler avec nos enfants sans tabous sur ces questions. Oui la communauté noire à encore du mal avec ces sujets d’agressions sexuelles j’espère de tout coeur que les femmes parleront pour dénoncer cela qu’importe l’origine de l’agresseur.

    J'aime

  4. Juste dénonciation, magnifique plaidoyer et indiscutable argumentation. Il est grand temps que les femmes noires s’atellent à se protéger en l’absence de volonté institutionnelle et communautaire. Il est de notre responsabilité de se dresser contre ces systèmes et mécanismes destinés à s’assurer qu’elles restent le dernier maillon de l’oppression.
    Merci pour cet article, ô combien necessaire et qui je l’espère en incitera d’autres à ouvrir les yeux et agir pour leur sécurité et leur bien-être. Chaque initiative, chaque pas, chaque discussion aussi difficile soit-elle, compte et représente une avancée. Merci encore !

    J'aime

Répondre

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Google

Vous commentez à l’aide de votre compte Google. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s